Chronique | Le Monde qui vient - Notes de lecture

Vers un monde divisé en trois blocs ? [Par Eric Besson]

24 février 2022. Les historiens feront sans doute de cette date un moment clé, un pivot, dans l’histoire des relations internationales depuis la chute du mur de Berlin en 1989, suivie, deux ans plus tard, de la décomposition de l’Union soviétique. 24 février 2022. Le monde, stupéfait, assiste à l’envahissement de l’Ukraine par la Russie. Certes les agences de renseignement américaines, constatant notamment l’accumulation des forces militaires russes à la frontière, n’avaient cessé d’alerter sur l’imminence de cette intervention militaire.

Mais les experts, et avec eux la plupart des dirigeants du monde, n’y croyaient pas. Poutine bluffait ; ils en étaient convaincus. Poutine se plaçait en situation de force pour négocier. Et chacun de se rassurer avec un argument supposé majeur : Poutine n’avait pas intérêt à la guerre. La Russie, affaiblie par son économie et sa démographie, n’était pas en état de la livrer malgré la puissance supposée de la « deuxième armée du monde », dont les faiblesses n’allaient finalement pas tarder à être révélées au grand jour. Poutine ne bluffait pas. Il était déterminé à mettre au pas l’Ukraine et son désir de démocratie, cette voisine encombrante qui poussait l’affront jusqu’à vouloir adhérer à l’Union européenne et à l’OTAN, une organisation militaire occidentale née au lendemain de la seconde guerre mondiale et dominée par les Etats-Unis. Il envisageait une guerre éclair, le renversement du Président Zelensky et la mise sous tutelle définitive de l’Ukraine. Le scénario ne fut pas celui que Poutine espérait. Les Ukrainiens résistèrent avec un courage et un esprit de sacrifice exemplaires en dépit des crimes de guerre commis par l’assaillant et, au moment où sont rédigées ces lignes, le conflit semble entrer dans une phase de stabilisation, une guerre d’usure, ou, comme disent les experts, « une guerre d’attrition ».

Pour les démocraties occidentales, le réveil fut douloureux. Porté par les « Trente Glorieuses », la dislocation de l’URSS, les succès de la mondialisation et du développement du commerce international, l’Occident avait fini par croire à ce que Fukuyama avait appelé la « fin de l’histoire », l’absence de rival systémique et idéologique majeur devant inéluctablement conduire le monde entier à adopter les bienfaits de la démocratie et de l’économie de marché. Certes quelques fissures étaient apparues. Les USA avaient été frappés sur leur sol par des attentats terroristes d’une ampleur inégalée le 11 septembre 2001 et les guerres de représailles qui s’en étaient suivies, en Irak et en Afghanistan notamment, avaient révélé l’incapacité occidentale à installer la démocratie dans le sillage de sa force de frappe militaire. La grande crise financière de 2008 avait souligné les limites et les excès du capitalisme financier et de la spéculation qu’il portait. La Russie avait annexé la Crimée en 2014 et son homme fort, Poutine, ne cachait plus vouloir remettre en cause l’ordre issu de la seconde guerre mondiale. Accédant au pouvoir en 2013, le Président chinois Xi Jinping rompait avec la priorité accordée par Deng Xiaoping au développement économique pour tenir un discours nationaliste affirmé, clarifié au fil du temps : la Chine veut redevenir la première puissance mondiale en 2049, date du centenaire de la naissance de la République populaire de Chine.

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Enfin, la crise du Covid 19, apparue en2019, avait montré la vulnérabilité surprenante des grands pays occidentaux face à la pandémie, qu’il s’agisse de leurs systèmes de santé très vite débordés ou de leur manque crucial de produits de base(médicaments, masques etc). Leur capacité à se protéger, leur souveraineté, étaient donc mises en cause. Mais l’Occident, ou à tout le moins l’Europe, ne pouvaient se résoudre à imaginer qu’une grande puissance comme la Russie, qui plus est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, autrement dit l’instance, théoriquement chargée de veiller à la prévention et la résolution des conflits, puisse envahir un pays voisin sous le seul et grotesque prétexte de « dénazifier » l’Ukraine ! Les réactions de la communauté internationale furent très hétérogènes :

-Quelques pays, peu nombreux, soutinrent la Russie. Au premier rang desquels la Chine, qui venait de signer avec la Russie un partenariat stratégique dit « d’amitié sans limites ».

-Les pays occidentaux, notamment les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, l’Union européenne, la Suisse, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie condamnèrent l’agression russe et apportèrent un soutien financier et matériel militaire conséquent à l’Ukraine. Ils adoptèrent un lourd programme de sanctions économiques et financières contre la Russie. L’OTAN sortit de sa relative léthargie et de nombreux Etats (y compris l’Allemagne et le Japon) s’engagèrent à réarmer en portant leur effort de défense à 2% du PIB.

-Les pays émergents, Brésil et Inde en tête, se tinrent à l’écart de ce que beaucoup d’entre eux considéraient comme un conflit « entre Européens », très éloigné de leurs préoccupations. Certains condamnèrent l’intervention militaire mais la plupart refusèrent d’adopter le régime de sanctions occidentales. Le conflit ukrainien fit entrer le monde dans une zone de vastes turbulences dont nous ne sommes pas sortis. L’Ukraine étant l’un des greniers céréaliers du monde, la guerre provoqua une crise alimentaire et une flambée des prix. Elle provoqua aussi un renchérissement des prix énergétiques et un ralentissement de la croissance mondiale. Résultat : le monde en proie à la « stagflation », autrement dit une croissance faible doublée d’une forte inflation.

Ce sont les conséquences de cette guerre, l’antagonisme désormais bien installé entre deux blocs, les démocraties occidentales d’un côté, les régimes autoritaires (emmenés par la Chine et la Russie) de l’autre qu’analyse Nicolas Baverez, économiste et historien de formation, avocat de profession, dans son dernier essai intitulé « Démocraties contre empires autoritaires » (Editions de l’Observatoire -2023 -235 pages).Avec le talent, le sens de la synthèse et celui de la formule qui le caractérisent, Baverez expose très clairement ce que sont, selon lui les forces et les faiblesses de chacune des forces en présence.

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Aux régimes autoritaires l’avantage de la rapidité de décision, la capacité à imposer par la propagande interne ou par la coercition une vision stratégique, le recours au nationalisme pour mobiliser le peuple et l’unir autour d’un ennemi extérieur. Mais le primat donné au politique et à l’idéologie entraîne une faible efficacité économique, une fuite des cerveaux et l’étouffement des libertés individuelles.Les démocraties, par essence fragiles et vulnérables car pacifiques, se trouvent confrontées à des crises politiques internes majeures (cf par exemple l’envahissement du Capitole par les partisans de Donald Trump aux Etats-Unis ou la crise des Gilets Jaunes en France), aggravées par la paupérisation des classes moyennes du fait de la mondialisation, la mise en cause des institutions et la radicalisation du débat politique. Les « empires autoritaires » l’emporteront-ils sur les démocraties affaiblies ? C’est possible, mais ce n’est pas certain. Il arrive que, minés de l’intérieur par leurs contradictions, ces empires implosent, comme l’a montré l’exemple soviétique. Leur attractivité n’est pas établie. Comme le souligne Baverez, « la Chine fait peur, elle ne fait pas rêver ».

Quant aux démocraties, elles peuvent se réveiller et s’unir pour défendre ce qui est leur essence et leur bien le plus précieux, la liberté individuelle. De plus, souligne Nicolas Baverez,« la liberté n’a pas perdu de sa force d’attraction et conserve sa puissance révolutionnaire » ; « des femmes et des hommes continuent à risquer leur vie pour la liberté à Kiev, à Téhéran et à Istanbul, à Taïwan et au Myanmar, à Alger et au Soudan, à Caracas au Nicaragua ou à Cuba ».Baverez, comme beaucoup d’experts, est persuadé que quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, la Russie en sortira très affaiblie et passera sous domination chinoise. La Chine aura ainsi, à peu de frais, mis la main sur les terres, les denrées alimentaires et les ressources énergétiques qu’elle convoitait.

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Mais face à ce « bloc autoritaire » il ne prône pas la confrontation mais « l’endiguement », reprenant en cela la formule dite du « containment », appliquée avec succès du temps de la guerre froide par les Etats-Unis à l’égard de l’URSS. Cet endiguement repose sur la dissuasion et donc sur la supériorité tant militaire que technologique. Cet endiguement ne doit pas, nous dit Baverez, conduire à une rupture de tout dialogue, au contraire. Il faut chercher des espaces de discussion et de négociation sur tous les grands sujets planétaires au premier rang desquels, par exemple, la transition écologique.Enfin, Baverez plaide pour que l’Occident ne se résigne pas à acter le rejet croissant dont il fait l’objet dans plusieurs pays émergents. Décrivant la stratégie d’encerclement et de déstabilisation que mènent, enAfrique notamment la Chine ou la Russie, il incite les dirigeants occidentaux à instaurer un dialogue et une coopération approfondie et ambitieuse avec les pays dits « du Sud ». Tous ceux qu’inquiètent « la brutalisation du monde », le constat d’absence de gouvernance mondiale, la multiplication des appétits de puissance, devraient lire Baverez. Ils y trouveront matière à réflexion, raisons d’espérer et incitation à l’action.

(*) Né au Maroc, Eric Besson est un ancien ministre français. Il fut notamment ministre de l’Industrie, de l’Energie et de l’Economie numérique sous la Présidence de Sarkozy. Coordonnateur d’un rapport «France 2025» paru en 2009, il se passionne pour la prospective et les grands enjeux de l’avenir. Eric Besson a aussi exercé de nombreuses responsabilités dans le secteur privé. Il préside aujourd’hui la filiale marocaine d’un groupe de services suisse. Il écrit cette chronique dans Challenge à titre personnel.

 
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