Interview

Abdelouahed EL JAI: «Tous les instruments scripturaux et électroniques sont sur un trend haussier»

Le cash gagne encore du terrain dans l’économie marocaine, ce qui va à contre-courant avec la tendance mondiale. Bank Al-Maghrib tente d’y remédier ces dernières années en promouvant le paiement mobile. Ancien Directeur à Bank Al-Maghrib, Abdelouahed El Jai, analyse le match entre le cash et le paiement électronique. Interview. 

Challenge : Pourquoi le cash fait-il de la résistance au Maroc ? 

Abdelouahed EL JAI  : Vous avez raison de dire que la circulation fiduciaire continue de représenter une proportion très élevée par rapport à la masse monétaire, aussi bien dans son acception restreinte correspondant à l’agrégat M1 (moyens de paiement stricto sensu comprenant les billets et pièces + les dépôts à vue transférables), que dans son acception large équivalant à l’agrégat M3 (qui inclut, en plus de M1, tous les autres dépôts bancaires et certains actifs proches de la monnaie). Par rapport au PIB, les billets et pièces représentent au Maroc autour de 30%, taux parmi les plus élevés dans le monde. 

Cette situation n’est pas nouvelle et la tendance est à la hausse, voire à l’accélération depuis la crise du Covid en 2020. Est-ce à dire que les Marocains seraient réfractaires à l’utilisation des autres moyens de paiement, scripturaux et électroniques ?

Je dirais, au contraire, que, depuis quelques années, les Autorités publiques, la Banque centrale en particulier, ont déployé un effort considérable dans le sens de la diversification des instruments de paiements. La loi bancaire actuelle, mise en vigueur en 2015, a prévu la création des établissements de paiement, qui peuvent offrir des services de paiement électroniques à distance, à partir du téléphone mobile, par le biais de virements et de paiements de facture par débit de comptes de paiement ouverts auprès de ces organismes. Parallèlement, les banques ont été, elles aussi, autorisées à offrir ces mêmes services en permettant à leurs clients de se doter de porte-monnaies électroniques (Mobile wallets), à effectuer des virements instantanés grâce à la mise en place de techniques évoluées, en coordination avec la profession et les systèmes de compensation existants. Bank Al-Maghrib continue d’améliorer l’efficacité des systèmes de paiement et de compensation, en facilitant leur utilisation et en les rendant plus commodes et plus sécurisés.

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Les données concernant l’utilisation de tous ces moyens révèlent effectivement une tendance persistante à la hausse, à un rythme se situant au-delà du taux de croissance aussi bien du PIB que de la masse monétaire. En effet, les moyens de paiement scripturaux ont augmenté en 2022 de 10% environ à 2 154 milliards de dirhams, accroissement qui s’explique surtout par une hausse de 14% des virements, lesquels représentent 55% des échanges scripturaux. 

On peut toutefois déplorer un manque de dynamisme des cartes bancaires, cet instrument servant plus aux retraits qu’aux paiements, ces derniers ne représentant que 12% des opérations par carte. Cela est vraisemblablement dû à la réticence des commerçants à se doter de terminaux électroniques de paiement (TEP), dont le nombre ne dépasse guère les 70 000 unités, dont près de 15 000 non activés. En dépit de cette relative insuffisance, tous les instruments scripturaux et électroniques sont sur un trend haussier à la hauteur de ce qu’on peut espérer. De même, le taux de bancarisation et le taux d’inclusion financière sont en accroissement régulier. Pourquoi donc le cash reste-t-il important? Doit-on comprendre que la circulation fiduciaire se justifie par le volume des transactions payées en espèces ? Rien n’est moins sûr.

Plusieurs causes peuvent être avancées pour expliquer ce phénomène. Certes, une part acceptable de la croissance de la circulation fiduciaire pourrait être due à l’évolution démographique, à l’inflation, à l’augmentation du volume des transactions, à la rigidité des habitudes de paiement, aux facteurs culturels, qui expliquent la résistance au changement, au faible niveau de vie et d’instruction.

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Mais est-ce suffisant comme arguments, sachant que, comme on l’a rappelé, les moyens scripturaux connaissent un engouement relativement important ?

En fait, l’explication qui serait vraisemblable et qui serait loin d’être hasardeuse, même si les données officielles nous manquent pour la corroborer, est celle qui concerne les différents facteurs liés à l’économie illégale et souterraine. Il s’agirait en l’occurrence des fonds, qui circulent ou qui sont stockés, provenant, entre autres, des sources suivantes : – La fraude fiscale – La contrebande – Les trafics de toutes sortes, notamment de stupéfiants – Les fausses factures – Les transactions au noir – La corruption

Ces causes ne sont pas nouvelles, mais depuis quelques années, les pouvoirs publics ont décidé de mener des actions consistant à lutter sérieusement contre ces phénomènes de fraude et de trafics en tous genres, en particulier la lutte contre le blanchiment de capitaux qui a pris une ampleur notable, avec l’instauration d’un cadre juridique et institutionnel rigoureux. Le Maroc s’est en effet doté de lois et de règlements d’une bonne facture, ainsi que d’une institution spécialisée (Autorité nationale du Renseignement Financier), qui lui ont permis de répondre aux conditions dictées par le Groupe d’Action Financière (GAFI). Les contrôles au niveau des banques, si légitimes soient-ils, ont fait leur effet sur le comportement des déposants, y compris ceux qui n’ont rien à se reprocher, mais qui sont juste réfractaires à la transparence et à toute investigation considérée, à leurs yeux, comme une atteinte à leur crédibilité.

Pour appuyer la thèse d’une utilisation non pas pour payer les transactions courantes, mais plutôt pour effectuer des transactions douteuses ou pour un stockage de valeurs « non déclarables », il convient de signaler que la coupure de 200 DH est la plus dominante, représentant 55% en nombre et 75% en valeur dans la circulation fiduciaire. En revanche, les petites coupures de 20 et 50 DH, les plus usitées dans le commerce, n’y représentent, ensemble, que 9% en volume et moins de 3% en valeur.

Challenge : Pour beaucoup de spécialistes des politiques monétaires, la circulation du cash a un coût non négligeable pour l’économie marocaine en termes de production des pièces, d’impression des billets, de distribution, de sécurisation et d’entretien des distributeurs mais aussi de tri et de ramassage… A combien peut-on estimer cette facture ?

A.E.J : En l’absence de données officielles communiquées par la Banque centrale sur le coût de fabrication et d’entretien des billets et pièces mis en circulation, nous ne pouvons que donner quelques éléments d’appréciation des charges supportées par la communauté dans ce domaine. Car en vérité, le coût est partagé par l’ensemble de la société, puisque Bank Al-Maghrib est une institution de l’Etat et toute ses charges réduisent à due concurrence les bénéfices qui pourraient alimenter le budget général et servir à financer les services rendus aux citoyens. 

Il faut rappeler que chaque année, Bank Al-Maghrib approvisionne l’économie en billets de banque, dont une partie provient de Dar Assikah, équivalant à près de 600 millions de billets neufs en 2022 et qui est en progression constante, et environ 2,5 milliards de billets valides remis en circulation après leur tri par la Banque centrale elle-même ou par les Centres privés de tri (CPT), mandatés à cet effet par BAM depuis une vingtaine d’années. Ces derniers ont livré en 2022 à la Banque centrale, outre les billets encore valides, près de 750 millions de billets non valides, destinés à la destruction par broyage. 

En plus des coûts relatifs à la fabrication, qui mobilise des ressources humaines et un équipement sophistiqué, ainsi que des matières premières de haute qualité pour sécuriser les billets et dissuader les faussaires, il faut tenir compte des frais d’entretien, de stockage, de convoyage, etc. 

Il serait hasardeux de déterminer le coût total imputable à la monnaie fiduciaire sans recourir à une comptabilité analytique minutieuse et à l’ensemble des données comptables retraçant les frais supportés par les autres intervenants, principalement les banques, les comptables publics et les centres privés de tri.  

Compte tenu des charges importantes supportées en vue d’un approvisionnement correct et suffisant de l’économie en billets et pièces, il est impératif de sensibiliser les citoyens à un comportement respectueux de ces signes monétaires qui, même si leur détention et leur utilisation sont permis à titre gracieux pour les citoyens, leur coût pour la collectivité se situe à un niveau certainement très élevé. 

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Challenge : La circulation du cash ne décélère pas et maintient même son trend haussier, selon Bank Al-Maghrib qui table sur une progression de la monnaie fiduciaire de 6,5% en 2024 et 2025. Quelle pourrait être la solution aujourd’hui pour détrôner l’argent liquide ?

A.E.J : Nous sommes en vérité devant un dilemme. Car, si le diagnostic que j’ai avancé se révélait juste, on ne pourrait que renforcer le contrôle des mouvements de capitaux illicites pour accentuer la lutte contre les trafics et contre le blanchiment d’argent sale qui en résulterait. Dans ces conditions, on ne pourrait tabler sur un recul de la circulation fiduciaire que dans la mesure où cette politique d’assainissement aura réussi. 

En revanche, si la réduction de la circulation fiduciaire devait être retenue comme objectif prioritaire, les pouvoirs publics pourraient être tentés de l’atteindre en desserrant les contrôles sur les mouvements de fonds, au risque de faillir sur le terrain des exigences en matière légale, fiscale et sécuritaire. Sans oublier la perte de la crédibilité au niveau international et que le Maroc a mis beaucoup de temps et de volonté avant de l’acquérir pour sortir il y a juste un an de la liste grise du GAFI. 

Quant aux solutions consistant à développer les moyens de paiement scripturaux, la dématérialisation des instruments de paiement et la digitalisation des services bancaires, elles seront peut-être partiellement efficaces pour substituer les moyens électroniques au cash, mais n’auront aucune incidence significative sur les fonds stockés pour des raisons illégales ou pour échapper à la transparence. 

 
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