Chronique | Le Monde qui vient - Notes de lecture

Un monde à refaire ? [Par Eric Besson]

Selon Thierry de Montbrial, (Fondateur et Président de l’Institut français des relations internationales-IFRI), « depuis 2020, quatre chocs majeurs ont ébranlé le système international dans son ensemble » : « la pandémie du Covid-19 », « l’agression de la Russie contre l’Ukraine », « le durcissement de la tension sino-américaine », « le changement climatique (…) soudain devenu une réalité sensible partout sur la terre » du fait de la multiplication des événements climatiques extrêmes.

Si cette édition, datée 2024, du traditionnel rapport Ramses que publie l’IFRI aux Editions Dunod était parue un peu plus tard, ses auteurs auraient sans doute ajouté un cinquième choc, celui de la guerre dite « de Gaza » ou « de Soukkot » déclenchée par les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier. Les trois premiers chocs (Covid 19, Ukraine, rivalité américano-chinoise) et le désordre économique mondial qu’ils ont entraîné ont engendré un « recul de la mondialisation » et d’abord de ses règles de base avec la multiplication des barrières protectionnistes ; recul aussi de la foi jusque-là accordée aux vertus du libre-échange. « Avec le Covid 19, l’égoïsme des nations est réapparu au grand jour et il a fallu repenser le problème général des chaînes d’approvisionnement ». Un exemple ? : « le protectionnisme américain s’est manifesté brutalement à la fin de 2022 par l’Inflation Reduction Act (IRA) » mis en œuvre par le Président Biden, « qui prévoit des subventions massives pour les entreprises implantées aux États-Unis, notamment dans les secteurs des véhicules électriques, des énergies renouvelables, ou de l’hydrogène ».

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La guerre d’Ukraine a évidemment aggravé la situation avec quatre conséquences majeures :

1. le « renchérissement massif des coûts de l’énergie » (et plus généralement des matières premières) pour les pays importateurs.

2. «la menace de pénuries d’approvisionnement » que l’on peut toujours craindre en ce mois de novembre 2023 pour l’hiver à venir, en Europe notamment.

3. la « multiplication des circuits illicites » qui accompagnent systématiquement les sanctions imposées à tel ou tel pays.

4. «le retour d’une inflation rappelant les chocs pétroliers des années 1970 (précisément 1973 et 1978) ».

Sur le plan économique, certains ont tiré profit de la guerre d’Ukraine : les États-Unis et les États du Golfe, ainsi que « tous ceux – comme la Chine- qui profitent des prix cassés ». Du côté des perdants, « l’Union Européenne et la plupart des pays africains ». La guerre d’Ukraine a aussi provoqué un renchérissement du prix des céréales, « la Russie se trouvant en position d’entraver, voire d’interdire, l’exportation du blé ukrainien par la mer Noire ». Grande leçon à tirer de ce conflit : « le monde redécouvre l’importance de la sécurité des voies de communication pour le commerce international, principalement maritimes ».

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Le tableau général qui ressort de la lecture de ce rapport est bien celui d’un « monde dispersé », un monde qui n’est plus vraiment dominé par une grande puissance et qui « cherche à se recomposer » sans paraître muni d’une boussole ni même d’un cap ; « pour l’heure, sans sens central, sans ligne directrice sinon celle de l’affirmation des égoïsmes nationaux, dans un bouillonnement d’initiatives et de manœuvres qui ressemble à une anarchie diplomatique ». Chacune des grandes puissances, chacun des grands blocs émergents est fragilisé par ses faiblesses internes.

Les États-Unis, qui restent, en 2023, la première puissance économique et militaire mondiale, ont raffermi leur leadership occidental notamment du fait d’une « Alliance atlantique revigorée et élargie » depuis la guerre d’Ukraine. Mais les États-Unis sont devenus un pays miné par ses divisions, par « l’ampleur et la violence des clivages idéologiques à l’intérieur du pays », par le contexte d’une élection présidentielle de 2024 à haut risque et « l’inconnue judiciaire » qui pèse sur la candidature de Donald Trump, notamment quant à sa responsabilité présumée dans l’assaut contre le Capitole du 6 janvier 2021. Mais « l’universalisme affiché des Occidentaux » est de plus en plus contesté par des pays qui y voient « une forme de néocolonialisme ». D’autant que « l’idéologie occidentale » reste « plus que jamais celle de la propagation de la démocratie libérale » et que cette forme de gouvernement est remise en cause, notamment par la Chine, qui elle, « ne prétend pas changer les régimes politiques des autres » et cherche à promouvoir un modèle chinois (un rêve chinois affirme même son Président Xi Jiping) « à partir d’une conception de l’égalité et de la liberté que l’on peut rattacher à la notion de ‘’valeurs asiatiques’’ ».

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La Chine, qui ambitionne à la fois de réaliser l’unification avec Taïwan (y compris par la force si nécessaire) et de devenir la puissance mondiale dominante en 2049, date d’anniversaire des 100 ans de sa République Populaire, « est déjà parvenue à étendre ses tentacules vers les cinq continents, notamment le Golfe et l’Amérique Latine ». Elle a démontré « ses capacités à maîtriser les technologies les plus sophistiquées ». Elle est devenue la seconde armée du monde, la première navale. Mais elle n’est pas exempte de faiblesses. Sa démographie devient un problème majeur, son économie connaît de grandes difficultés conjoncturelles, notamment dans le secteur immobilier. Elle vit depuis dix ans sous un régime autoritaire et prétend concilier communisme et capitalisme d’État. La pérennité d’un tel cocktail n’est pas garantie !

La Russie risque fort de subir un vrai déclassement. Son déclin était déjà engagé. La guerre d’Ukraine le renforcera en toute hypothèse.  Selon les auteurs du Ramses 2024, « la façon dont Vladimir Poutine a engagé sa guerre restera comme un parfait exemple d’erreur de calcul stratégique ». Ils constatent que la Russie, affaiblie, a été contrainte de se rapprocher de la Chine, d’en rechercher la protection. Mais, estiment-ils, « du point de vue du long terme, ce rapprochement est contre nature », considérant notamment que la tentation pourrait être grande pour la Chine, qui manque de terres, de s’emparer de territoires dépeuplés à l’Est de l’Oural : « l’absorption de la Sibérie et de ses richesses par l’empire du Milieu est une hypothèse de long terme qu’on ne peut écarter d’un revers de main ». L’alliance « présentée comme éternelle » entre les deux nations « ne durera qu’un temps » pronostiquent ils. « A court-moyen terme, avec ou sans Poutine, la Russie a besoin de la Chine pour sortir de la guerre d’Ukraine avec le bilan global le moins désastreux possible, et la Chine engrangera le maximum des bénéfices économiques et politiques qu’elle peut tirer de cette guerre ». Mais ensuite ? « Il faudra solder le contentieux entre l’Europe et la Russie ». Une réconciliation que les auteurs devinent « très difficile ».

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L’Inde, auquel le rapport consacre des pages très intéressantes, « figurera au tout premier plan des puissances mondiales » au milieu de ce siècle. « Elle y aspire orgueilleusement sans pour autant se présenter comme une concurrente de la Chine ». Elle ne revendique en apparence qu’un rôle de « très grande puissance régionale ». En pratique, son poids démographique, sa position géographique, son action diplomatique dite de « multi-alignement » (qui lui permet une très grande souplesse dans ses prises de position) autant que son rôle dans les instances de gouvernance internationales lui confèrent déjà une influence de puissance mondiale.

Malgré le poids de l’économie allemande et la force militaire française (à laquelle il convient, malgré le Brexit, d’ajouter la force britannique), l’Union Européenne ne paraît pas en mesure de s’affirmer en tant que puissance, entravée par les divergences entre ses membres, des institutions inadaptées et un questionnement permanent sur son élargissement à de nouveaux pays. Quant au « Sud global », comme on appelle les puissances émergentes, il paraît plus uni – et encore- dans la dénonciation d’un ordre mondial occidental que réellement disposé à bâtir un nouvel ordre mondial.

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Pour tous les passionnés de géopolitique et de relations internationales, la lecture de ce Ramses 2024, est un festin. Mais sa lecture de A à Z pourrait sembler indigeste. On suggérera alors au lecteur de picorer ce qui lui plait, en fonction de ses pôles d’intérêt. En lisant par exemple les pages intitulées « Où en est la dédollarisation ?» (« le dollar reste central, même si le Yuan chinois occupe une place croissante ») ou celles consacrées au Japon, qui a décidé de renforcer sa défense, et à l’émergence de Taïwan, qualifiée de « petite grande puissance ». Autre option, encore plus légère, regarder les vidéos accessibles grâce à des QR codes insérés dans le livre qui résument bien les principales thèses de l’ouvrage et donnent envie d’aller plus loin. Signalons enfin quelques cartes très pédagogiques en annexe du rapport (voir exemple ci-contre).

 
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