Interview

Tarik Hajji: «Nous n’en sommes qu’aux balbutiements de la Silver Economie au Maroc»

La société marocaine doit s’adapter, dès à présent, au vieillissement de sa population, pour permettre à tous de profiter dans les meilleures conditions sociales, économiques et sanitaires. Très impliqué dans le développement de l’économie des séniors marocains, Tarik Hajji analyse la filière marocaine de la Silver économie, également connue sous le nom d’économie des séniors, qui selon lui est une opportunité de croissance pour le Royaume.

Challenge : Le Maroc est en phase de vivre durant les prochaines décennies une transition démographique. Est-ce à dire, qu’on doit appréhender impérativement l’économie des séniors comme une filière d’avenir incontestée et une promesse d’un supplément de croissance et d’emplois ?

Tarik Hajji : Le changement démographique que va connaitre notre pays représente un bouleversement majeur. Les 60 ans et plus représentent aujourd’hui près de 13% de la population alors qu’ils ne représentaient que 9.4% en 2014. En 2050, 1 marocain sur 4 sera un senior. Ces seniors sont une force vive de notre nation qui méritent de vivre leur âge d’or.
D’un point de vue économique, les dépenses annuelles des 60 ans et plus représentent aujourd’hui 106 milliards de dirhams, en croissance de 7% annuellement pour atteindre 640 milliards de dirhams en 2050 !
Il s’agit donc à la fois d’un défi sociétal monumental, mais également d’une opportunité économique indéniable.

Nous devons mettre les seniors au cœur de nos préoccupations en proposant des solutions innovantes, inspirées des meilleures pratiques internationales, mais surtout ancrées dans les spécificités locales. A défaut, nous assisterons à l’arrivée massive d’opérateurs étrangers qui capteront la grande majorité de la valeur ajoutée, sans offrir de solutions en phase avec nos réalités sociaux-économiques.
Il est donc grand temps de se préparer à faire face aux nombreux défis et préparer les locomotives locales de la Silver Economie marocaine.

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Challenge : Le Royaume est-il préparé pour ce changement démographique et social ?

T.H : Le Maroc a des atouts structurels pour faire face à ce changement démographique et social. Mais on ne peut se contenter de ce satisfecit. Seniors Plus a mené une étude d’envergure auprès de 1500 seniors marocains. Les résultats nous exhortent à prendre rapidement la mesure des grands défis à relever.
A titre d’exemple, 72% des répondants déclarent qu’ils continuent de soutenir partiellement ou totalement leurs enfants. D’autres études ont démontré que près de 60% des seniors marocains n’ont pas préparé leurs retraites.

Nous devons collectivement répondre à ces défis alors que les ressources de l’Etat sont déjà mises à forte contribution pour assurer un virage social sans précédent, et notamment à travers la généralisation de la couverture sociale. Ces efforts louables ne peuvent néanmoins représenter une réponse globale aux défis de ce changement démographique majeur.

Il est donc impératif que le secteur privé prenne l’initiative, aux côtés des pouvoirs publics, pour aider à faire face aux défis et transformer ces défis en opportunités de croissance pour notre pays. C’est l’objet du 1er Symposium de la Silver Economie que Seniors Plus a co-organisé avec le cabinet Consensus Public Relations en partenariat avec l’UM6P, la branche Épargne – Prévoyance de la CDG, Maroc Assistance Internationale, et le Crédit Agricole du Maroc.

Challenge : Au Maroc, quels sont les secteurs qui sont concernés par cette économie des séniors ? Quid du potentiel économique ?

T.H : Tous les secteurs sont concernés par la Silver Economie. Bien entendu, certains secteurs jouent déjà un rôle moteur au niveau national en proposant des produits et services dédiés.
On peut noter, à titre d’exemple, que plusieurs initiatives ont été lancées dans le domaine de la santé. Des cliniques spécialisées ont vu le jour et plusieurs services digitaux ont été lancés ces dernières années pour faciliter l’accès au corps médical.

Dans le secteur financier, plusieurs sociétés de crédit ont déjà identifié les seniors comme cibles prioritaires. Ces derniers représentent parfois jusqu’à 25% de leur base active.
Malgré cela, nous n’en sommes qu’aux balbutiements de la Silver Economie au Maroc. D’ailleurs, le profil des Marocains qui atteignent l’âge de 60 ans aujourd’hui est très différent des générations précédentes. Leurs attentes sont de plus en plus au diapason des seniors dans le monde. Ces «nouveaux» seniors ont vécu avec Internet et sont donc pleinement conscients de ce que le monde peut offrir.

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Challenge : Les conditions sont-elles réunies pour mettre en place un marché de l’économie des séniors ?

T.H : Les acteurs économiques se doivent de prendre l’initiative. Nous croyons qu’il est grand temps d’investir dans la Silver Economie marocaine. Les pouvoirs publics sont prêts à accompagner ce mouvement et leur mobilisation lors du 1er Symposium de la Silver Economie renforce cette conviction.
Par ailleurs, nous pensons qu’il ne faut pas construire ce marché de la Silver Economie sur la base de subventions étatiques à l’instar de plusieurs pays européens. Nous devons imaginer des modèles innovants qui ne creusent pas les déficits du budget de l’Etat. En revanche, l’Etat peut mettre en place des incitations fiscales pour encourager les investissements dans ce secteur.

A travers nos études, nous constatons que les attentes sont très grandes de la part des seniors. En face de ces attentes, l’offre reste aujourd’hui embryonnaire. Par exemple, le Maroc a un déficit important, à l’instar de tous les pays du monde, en personnel médical et infirmier avec 9 infirmiers et infirmières pour 10 000 habitants, comparé à une norme de 60 selon le rapport 2023 de l’OMS.
L’approche est donc de transformer ces défis en opportunités pour répondre, au mieux, aux besoins de nos seniors.

Challenge : Les pays occidentaux ont développé à partir des années 2000 leurs propres modèles. Quel modèle marocain pour faire face aux enjeux de la Silver Economie, sachant que le Royaume a ses propres réalités ?

T.H : Des acteurs structurants sont apparus en Europe dès les années 70. Aujourd’hui, ces compagnies sont des multinationales aux chiffres d’affaires atteignant les dizaines de milliards. Au Maroc, nous sommes à la genèse de cette Silver Économie. C’est une chance historique pour notre pays, mais également pour les opérateurs économiques qui auront compris le potentiel de ce marché.
Néanmoins, dupliquer les solutions des pays qui nous ont devancés serait une recette vouée à l’échec. Nous devons impérativement prendre en compte les réalités sociaux-économiques de nos seniors.
Nous devons également agir de manière responsable pour préserver au mieux nos acquis de solidarité, de compassion, et de respect pour les ainés.

Pour cela, nous devons imaginer, ensemble, des solutions innovantes et marocaines. Chez Seniors Plus, nous militons pour un changement de paradigme qui consiste à considérer les 24 ans à vivre en moyenne pour une personne de 60 ans au Maroc, comme un âge d’or, et non pas comme une fin de vie qu’il faut gérer au mieux. Ces solutions marocaines seront le fruit d’un écosystème agile, complémentaire, et associant les secteurs public et privé en incluant les associations de seniors qui ont besoin d’être épaulés pour mieux émerger. Ensemble, nous avons une chance historique de construire un modèle « Made in Morocco » idoine pour répondre à la fois aux besoins de nos seniors, mais également de s’exporter au-delà de nos frontières.

 
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